Un grand merci à Christine qui a traduit ce texte pour nous tous,
je sais à quel point il a du être dur à traduire
TRIBUNE : PAUL DE LORA , Jose Luis Marti et Félix Ovejero
A PROPOS DE TAUREAUX
Ni la tradition, ni le concept de la libre entreprise, ni la protection d'une espèce, ni l'art et le divertissement des amateurs ne peuvent justifier une activité qui entraîne de la douleur et des souffrances à un mammifère supérieur
PAUL DE LORA , Jose Luis Marti et Félix Ovejero 19/08/2010
Dans le monde il y a des gens qui considèrent que les animaux ont des droits, ou du moins que les humains ont certaines obligations envers eux. Et il y a aussi des gens qui croient vraiment qu'ils n’en n'ont aucun. Ce n'est pas un drame. Il y a aussi ceux qui croient que Elvis Presley est toujours vivant, que la couleur de la peau détermine les droits de chacun ou que nous vivons parmi des fantômes. Tous les goûts sont dans la nature.
Mais tout ne peut pas se justifier. Les philosophes moralistes divergent profondément quant au statut éthique que l’on doit accorder aux animaux non humains , mais très peu , et pour ainsi dire aucun , ose prétendre que nous n'avons aucune obligation même minimale, au moins envers les grands mammifères . En outre, les législateurs de nombreux pays du monde pensent que la cruauté ou de mauvais traitements infligés gratuitement à des animaux ne sont pas admissibles, et de tels actes sont même considérés comme des délits. Aux Etats-Unis, une loi fédérale promulguée en 1999 punit même la création, la vente ou la possession à des fins commerciales de matériel graphique montrant la cruauté envers des animaux. Avec cette loi, on essaie de mettre un terme à la production de videos dites vidéos crash - images montrant la torture volontaire et le meurtre d'animaux sans défense (chiens, chats, singes, souris et hamsters) – spectacle dont, apparemment, certaines personnes tirent un plaisir sexuel.
La discussion porte donc, sur ces autres questions : quelles sont nos obligations concrètes et envers quels animaux ? Comment peut-on évaluer ces obligations quand elles sont confrontées à d'autres considérations de valeur, telles que la nourriture et la survie des êtres humains eux-mêmes ou la recherche médicale? La notion de spectacle ou même d’œuvre d’art fait-elle vraiment partie de ces « autres considérations de valeur » que l’on puisse mettre en balance avec la souffrance évidente d’un animal non humain, comme cela se produit dans les corridas ?
Compte tenu de la confusion alarmante, qui a prévalu dans les débats et commentaires de ces derniers jours, nous analyserons certains des arguments présentés par les partisans du maintien des «spectacles» de taureaux et donc violemment opposés à leur interdiction .
Nous allons laisser de côté la fallacieuse question identitaire, que certains intervenants ont volontairement introduit dans le débat, de même que la bataille juridique sur la compétence du Parlement pour prendre cette décision, nous ferons de même en ce qui concerne l'hypocrisie et l’incohérence morale des personnes qui ont défendu la mesure adoptée, mais ne s'opposent pas avec les même armes à d'autres pratiques tout aussi cruelles. Nous allons nous concentrer sur ces cinq arguments : la tradition, la disparition naturelle , la préservation de « l’espèce », la liberté et l'art .
L'argument selon lequel les taureaux sont une tradition bien établie en Espagne, et dans d'autres pays ne tient pas la route. Qu’une tradition se soit développée au fil du temps ne la légitime en aucune façon et ne lui donne aucune justification morale à se perpétuer. Deuxièmement, ces derniers jours, nous avons entendu, dans la bouche même de certains protaurins, une préférence pour «la disparition naturelle » des corridas plutôt que l'interdiction imposée par le gouvernement. Les corridas ont déjà perdu beaucoup de leur popularité en Catalogne, disent-ils, de sorte qu'il aurait été préférable de les laisser s’éteindre peu à peu. Mais cet argument n’est pas recevable. Imaginez que nous l’appliquions à d'autres domaines ou activités interdites. Que nous disions quelque chose du genre « les pères qui maltraitent physiquement leurs enfants mineurs tendent à disparaître ; aussi, laissons faire, cette pratique disparaitra d’elle-même au fil du temps »" Soit nous avons l'obligation de ne pas infliger de souffrances inutiles à des taureaux ou à nos enfants , soit nous ne l’avons pas . C'est ce que nous devrions discuter . Pourquoi interdire une pratique que plus personne ne met en œuvre ?
Il a été également avancé l’argument suivant : cette espèce de taureaux n’existe que pour les corridas, la disparition des corridas signifie la disparition des taureaux. C’est l'argument de la préservation , un argument qui curieusement n’est pas pris en compte lorsqu’il s’agit de la considération morale due aux animaux non-humains. À cet égard, il faut souligner, en premier lieu , que, du point de vue zoologique , les taureaux ne sont pas une «espèce» indépendante. Deuxièmement, si les fans des taureaux se sentent tellement concernés par leur survie, pourquoi ne s’efforcent-ils pas de leur créer collectivement des parcs naturels-sanctuaires où ils pourraient ainsi préserver l’espèce, sans pour autant devoir les faire souffrir, à l’instar de ce qui existe pour les bisons , par exemple ? Finalement, nos principales préoccupations, dans ce domaine et dans d’autres domaines de l'éthique , sont de préserver les intérêts et le bien-être des êtres qui subissent une maltraitance. "Les espèces », à l’instar des langues ", des nations ou des peuples ne sont pas perturbés par le préjudice de leur inexistence. Si pour préserver une espèce , nous devons en torturer tous ses membres, peut-être que la préservation de l’espèce ne se justifie pas.
Quatrièmement , on en appelle à la liberté : l'interdiction serait une « atteinte à la liberté " affirment certains . « Les Pouvoirs publics n’ont pas à s »immicer dans notre vie privée, que ce soit dans notre manière de nous habiller ou dans notre choix de mode de vie » a déclaré une représentante de la PP. Une deuxième expression de la liberté, «la liberté d’entreprendre » affirme la nécessité de la poursuite des corridas. L'argument en question pré- suppose ce que nous avons précédemment refusé : à savoir que du point de vue moral, la douleur causée aux animaux non humains est sans importance . Si l'interdiction des corridas est une atteinte à la liberté des spectateurs et des organisteurs , c'est parce que ce qui arrive au taureau dans l’arène compte pour rien. Il a été répété à satiété , mais beaucoup n'ont pas voulu l’entendre, que le simple fait d’avoir une législation entraine, de facto, de nombreuses restrictions à la liberté des individus ; or nul n’a jamais considéré ces restrictions comme des atteintes à la liberté car ce sont ces lois qui protègent équitablement tout un chacun et ce, même quand il n’y a pas eu de dommage causé
La protection de notre patrimoine qu’il soit historique, artistique, environnemental ou urbain se fait grâce à tout un cadre de lois et règlements necessairement restrictif pour les libertés individuelles mais , c’est le seul moyen pour que tout un chacun puisse profiter de paysages ou de villes plus agréables , ou pour préserver notre héritage culturel (monument, peinture, sculpture, etc)
Imaginons qu’un groupe de personnes, arguant du concept de la liberté d’entreprise constitue une société organisant des spectacles publics de torture de dauphins avec mise à mort d’un coup d’épée au terme d’une longue et douloureuse agonie . La simple « liberté d’entreprendre » ou même le plaisir que peut générer cette activité macabre dans un certain public sont-ils suffisants pour justifier de telles atrocités ? est-ce que les taureaux méritent moins de respect que les dauphins ? Ni la libre entreprise, ni la perspective d’un profit commercial ou le plaisir des fans , peut justifier une activité qui entraîne des douleurs et des souffrances à un mammifère supérieur .
Enfin , en dernier lieu, parlons maintenant du dernier argument présenté pour justifier la souffrance infligée ; je veux parler de l’argument artistique, à savoir que les taureaux sont de l’art ; pas les taureaux eux-mêmes, comprenez-le bien, mais tout le processus qui leur inflige des souffrances et, au final, la mort. Mais ce raisonnement est, au mieux, incomplet , au pire, peu concluant. Ce que nous voulons souligner au vu de tout ce débat, c'est la conclusion suivante : déclarer que telle ou telle activité relève du domaine de l’art est insuffisant pour lui attribuer un quelconque statut ou valeur particulière. "; Ce qui confère une valeur esthétique à un objet n'est pas, par conséquent, que l'objet soit tout simplement classé comme artistique mais qu’il s’agisse réellement d’art de bonne facture. En d’autres termes : Il ne suffit pas de déclarer qu’un objet est un objet d’art pour qu’il le soit. En outre, il en va de même pour la tradition : une tradition n’est pas bonne ou mauvaise moralement du simple fait qu’elle existe.
Bien sûr, nous ne commetons pas l’erreur de faire l’amalgame entre « art des taureaux » et l’induscutable « art autour des taureaux » Certains artistes ont réalisé des œuvres magnifiques ayant pour sujet les corridas ; de même que certains romanciers ont écrit d’excellents ouvrages de littérature policière ; ce n’est pas pour autant que cela confère une quelconque valeur artistique aux corridas ou aux assassins.. Les fusillés du 3 mai sont injustifiables bien qu’ayant donné lieu au chef d’œuvre de Goya. En continuant la même comparaison : même si Thomas de Quincey et certains des fans de romans policiers considèrent l' assassinat comme un des beaux-arts, cela ne signifie pas que nous devrions abroger les articles 138-143 du Code pénal . Et en passant, une précision destinée aux gens de mauvaise foi et aux tricheurs : nous ne sommes pas en train de faire une corrélation entre le meurtre d'un être humain et l’assassinat d'un taureau , non, nous n’établissons pas une relation de similitude , mais une similitude de relations.
Les défenseurs de la " Fête nationale " n’ont pas manqué ces jours-ci de nous rappeler que ce débat fait également partie de la tradition taurine , comme s'il s'agissait d' un détail
Pablo de Lora , Professeur de philosophie du droit à l'Université Autonome de Madrid ; José Luis Martí Professeur de philosophie du droit à l' Université Pompeu Fabra de Barcelone , et Félix Ovejero Professeur d'éthique et d'économie , Université de Barcelone .